Press Releases Conseil Européen: Intervention du président Charles Michel lors de la conférence sur les grands enjeux européens à Sciences Po, Paris

Conseil Européen: Intervention du président Charles Michel lors de la conférence sur les grands enjeux européens à Sciences Po, Paris

C’est vraiment un plaisir pour moi d’être ici dans cette enceinte prestigieuse, vous l’avez rappelé il y a quelques instants. D’être aussi présent, si je le comprends bien, de manière virtuelle, et je vous salue chacune et chacun très, très chaleureusement.

Toute votre vie, vous vous souviendrez, peut-être pas de cette conférence, mais en tout cas de cette période de votre vie, parce qu’il s’agit de votre formation. Parce que ces années marquent et marqueront un moment important de votre existence. Mais peut-être aussi parce que la période que nous vivons est une période exceptionnelle, qui revêt, j’ose le dire, un caractère historique.

Moi-même je me souviens de la période où j’étais étudiant, à Bruxelles et ensuite à Amsterdam, en faculté, dans les années 90. C’était alors une période différente, c’était alors une période d’espoir. Le mur de Berlin venait de tomber. L’Union soviétique s’était désintégrée. Et c’était un moment où le projet européen prenait de la vitesse. Une période d’optimisme, une période de confiance en l’avenir. À tel point que Francis Fukuyama développait alors sa thèse sur ce qu’il appelait la “fin de l’histoire” et la victoire irrémédiable – disait-il – des démocraties libérales et de l’économie de marché.

Depuis, nous le voyons, cette thèse prend et a pris du plomb dans l’aile avec le développement de nouvelles formes d’autocratie. Et les prédictions d’alors semblent soit prématurées, soit à tout le moins optimistes.

L’histoire de l’Humanité, bien sûr, n’est pas une ligne droite de progrès vers un avenir qui serait idéal. Et, comme ancien Premier ministre belge, je peux vous dire que le chemin le plus court entre un point A et un point B est très rarement la ligne droite, du moins en Belgique, en tout cas.

Le projet européen

Le projet européen se situe, c’est indiscutable, dans la courbe de progrès de l’humanité. Il vise à garantir les biens les plus précieux : la paix, la démocratie et la prospérité, ces biens dont on mesure la valeur lorsqu’ils sont mis en danger. Les débris et les cendres de deux guerres mondiales consécutives ont été, paradoxalement, le terreau fertile de l’édification européenne.

Une Europe pacifique, une Europe unie, une Europe de plus en plus forte. Une Europe où la loi et les règles protègent les droits et les intérêts de chacun. Une Europe libre, une Europe solidaire. C’est un projet politique innovant, sans précédent dans l’Histoire, fondé sur le dialogue, fondé sur le respect, fondé sur la tolérance.

Certes, soyons lucides, l’Union européenne n’a pas effacé les différences politiques, historiques, culturelles même, ni les intérêts différents entre nos États membres. Mais le projet politique de cette Union européenne a radicalement changé la façon dont nous abordons nos différences et nos différends: nous sommes passés d’un modèle qui était fondé sur la confrontation, y compris très souvent militaire, à un modèle de coopération et de négociation.

Comment a-t-on pratiqué? En mettant en place progressivement des règles communes qui lient des pays aux institutions différentes. Mais des règles communes qui sont ancrées dans des valeurs et dans des principes communs.

C’est ainsi, lorsque je suis assis à la table du Conseil européen, avec les 27 chefs d’État et de gouvernement, depuis maintenant sept ans, que je ressens chaque jour encore plus fort que la veille que nous formons, avec les 27, une famille.

Une famille avec, c’est vrai, de fortes différences et, je le dis encore, parfois des différends. Nous passons des heures, des jours, parfois même, c’est arrivé, des jours et des nuits, à discuter, à palabrer, à argumenter pour rechercher un terrain d’entente. Mais toujours, ou à peu près toujours, nous y arrivons, parce qu’à la fin, c’est l’essentiel qui prime.

Le succès de l’Union européenne tient, bien sûr, je le crois, à la force des mots. Ce sont ceux des traités européens, ce sont les mots du droit européen. Mais le succès, davantage, ce sont les faits, avec des réalisations qui sont inédites : d’abord, l’Union européenne, c’est le plus grand espace démocratique du monde. L’Union européenne, c’est la libre circulation des personnes et des biens, c’est une puissance économique et commerciale de 450 millions de consommateurs.

Et l’Union européenne – trop peu de gens le savent –c’est le plus important promoteur et sponsor du développement et de la paix dans le monde.

Vision stratégique transformatrice

L’Union européenne est un projet constamment imparfait et en mouvement perpétuel. Parce que l’Union européenne est, avant tout, un projet de transformation.

Dans ce monde qui est un monde instable et en mutation, confronté à des défis globaux, au premier rang desquels le changement climatique, c’est l’Union européenne, en 2019, qui a décidé de faire de la double transition – écologique et numérique – notre stratégie de transformation pour bâtir un nouveau paradigme de prospérité. C’est l’Union européenne aussi qui a décidé d’agir pour tenter de renforcer notre capacité d’action et d’influence sur le plan mondial.

Ce dernier point – vous l’avez mentionné, nous sommes nés le même jour, mais pas la même année – c’est l’orientation que le président Macron avait proposée, à la Sorbonne, en 2017. Il s’agissait de construire une souveraineté européenne, pour assurer la capacité à défendre mieux nos valeurs, à défendre mieux nos intérêts, et à protéger nos citoyens, leur sécurité, leurs libertés et leur cadre de vie.

L’autonomie stratégique

Cette autonomie stratégique, la souveraineté de l’Europe, et je le dis avec un peu de solennité et peut-être même avec un peu d’émotion, je le crois, c’est le défi de notre génération et de votre génération.

Fin 2019, c’était il y a deux ans à peine, nous avons pris une première décision stratégique lorsque nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité climat en 2050. En faisant cela, on avait fixé l’horizon pour créer l’espace politique afin de mettre en place ce que l’on a ensuite appelé le pacte vert européen. Décarboner nos sociétés, nos économies. Abandonner progressivement les énergies fossiles et les dépendances qui en découlent, au gaz et au pétrole russe, par exemple, je vais y revenir.

Aujourd’hui, à la lumière des événements, cela semble naturel, cela semble évident. Et pourtant, il y a deux ans à peine, en décembre 2019, il en a fallu de l’argumentation, des palabres, de la discussion, des heures, des jours et des nuits pour convaincre et pour prendre ensemble cette décision.

Mais l’Union européenne a montré la voie. D’autres pays dans le monde nous ont ensuite emboîté le pas avec le même objectif de neutralité climatique. Et un objectif, un impératif géostratégique est venu renforcer le motif climatique.

L’autonomie stratégique, l’agenda de souveraineté européenne repose à mes yeux sur trois piliers.

Tout d’abord, bien sûr, les valeurs européennes, les valeurs universelles : la dignité et la liberté humaines, l’État de droit, la solidarité.

Deuxième élément, la prospérité. Et cette prospérité est désormais liée à cette transformation urgente, impérieuse de notre modèle de développement, fondée sur cette double transition, numérique et verte.

Et enfin, le troisième point, on le voit beaucoup ces dernières semaines: l’importance de renforcer nos capacités d’action ensemble sur les sujets stratégiques.

L’objectif est à mes yeux d’exercer une plus grande influence, inspirée par nos valeurs, pour mieux anticiper et mieux protéger nos citoyens. Il s’agit – pour l’Union européenne – de cesser de n’être que le terrain de jeu pour les ambitions des autres et d’être un acteur qui respecte, mais qui est capable aussi de se faire respecter.

Il y a deux ans, avant la pandémie – reconnaissons-le, ayons cette lucidité, c’est peut-être la modestie belge, mais elle va au-delà des frontières du Royaume, j’imagine –, cette autonomie stratégique était considérée par beaucoup comme en quelque sorte une idée de rêveur, une idée sympathique, mais peu réaliste. La suite leur a donné tort, à ceux qui pensaient cela.

Le début de la COVID-19 a montré, bien sûr avec cruauté, nos faiblesses : manque de masques, manque de respirateurs, coordination difficile.

Mais il n’aura fallu en réalité que quelques semaines pour provoquer ce sursaut européen, par exemple en termes de rapatriement, de capacité de production – en Europe –d’équipements médicaux, en termes d’investissements massifs et rapides dans la recherche vaccinale. Ou encore en termes de capacité à commander ensemble les vaccins ou également, cela a été mentionné, à adopter très vite un plan de relance – 750 milliards d’euros – financé par un emprunt commun. Ce sont des actes marquants. Cela m’a fait dire à l’époque, avec un peu de romantisme, qu’il s’agissait des vœux de mariage renouvelés pour l’Union européenne. Ce qui était jusque-là des tabous a été brisé sur l’autel du réalisme et de la nécessité.

On le voit, quand on est confrontés à l’adversité, l’Europe pose des actes. Des actes de souveraineté.

L’invasion russe de l’Ukraine

L’agenda stratégique – l’agenda de souveraineté – aujourd’hui, ce n’est plus simplement une idée sympathique portée par quelques rêveurs. Cet agenda de souveraineté, on doit le reconnaître avec lucidité, est mis en œuvre, face et peut être aussi grâce aux crises successives : la COVID et, aujourd’hui, la guerre en Ukraine.

Le 24 février 2022, 160 missiles sont tirés depuis la Russie vers le territoire ukrainien. Et chacune et chacun d’entre nous nous sommes réveillés en Europe et dans le monde dans un monde différent.

Pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, une guerre illégale d’invasion totale est déclenchée par un État membre du Conseil de sécurité des Nations unies contre un État souverain et indépendant : l’Ukraine. C’est une guerre qui est injustifiée, c’est une guerre qui est non provoquée. C’est une guerre qui est décidée sur base de mensonges fabriqués. C’est un crime flagrant de violation de la loi internationale et de la Charte des Nations unies.

Et en réalité, ce n’est pas la première fois que le Kremlin agit de la sorte : il y a eu la Moldavie, sous une forme différente, il y a eu la Géorgie et puis déjà l’Ukraine en 2014, avec l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass.

Le 21 février, et ensuite le 24 février, le président Vladimir Poutine lève un coin du voile sur les conceptions qui ont conduit à cette agression, et je veux ici le citer : « les territoires [dit-il] qui nous sont adjacents sont nos territoires historiques » (…) L’Ukraine “n’est pas seulement un voisin, c’est une partie inaliénable de notre histoire, de notre culture, et de notre espace spirituel”. Et “l’opération spéciale a pour objectif de protéger les personnes victimes d’intimidation et de génocide par le régime de Kiev (…) et la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine”. Mensonges fabriqués, ça, c’est moi qui le dis.

Et 33 jours plus tard, qu’en est-il? Des milliers de morts, des millions de personnes déplacées sur le plan interne, des millions de réfugiés, des villes en ruines, à l’instar de Marioupol et d’autres, comme rayées de la carte du monde, des crimes de guerre. Tout cela, à moins de 2 000 kilomètres de Paris, à quelques heures d’avion de nos frontières.

Certainement, une forme de nostalgie de l’empire, couplée à un esprit revanchard, a conduit à cette décision d’agresser brutalement, sauvagement. En fait, Vladimir Poutine ne peut pas accepter que dans “ses territoires historiques”, “sa zone d’influence”, les peuples qui y vivent fassent le choix de se tourner vers le monde libre et démocratique. C’était ça, le choix courageux du peuple ukrainien à Maidan. L’espoir des valeurs européennes de paix et de prospérité. Cet espoir inébranlable de la démocratie et de la liberté.

À mes yeux, elle est probablement là, la raison réelle de cette guerre de Vladimir Poutine. Parce qu’il voit la démocratie comme une pandémie… et la guerre comme un vaccin.

Défendre l’ordre international

Nous sommes donc tous concernés. Même si nous ne sommes pas en guerre contre la Russie, nous sommes tous concernés. Parce que nous ne voulons pas, aucun d’entre nous, le retour à un monde selon Hobbes, où « l’homme est un loup pour l’homme ».

Nous ne voulons pas du retour d’un monde dans lequel les relations internationales sont dominées et guidées par les luttes anarchiques pour des terres ou des ressources, avec la guerre comme instrument de domination.

La réponse européenne à l’agression russe

C’est pour cela que soutenir les Ukrainiens, c’est nous soutenir nous-mêmes. C’est bien sûr soutenir leurs droits et leurs libertés. Mais c’est aussi défendre nos intérêts fondamentaux: la paix, l’ordre international fondé sur des règles, l’État de droit, la démocratie. Et c’est exactement là que se situe la raison de la réaction d’abord, et de l’action ensuite, de l’Union européenne: unie, forte et rapide. Sans précédent.

Notre action tient en trois volets: d’abord l’assistance à l’Ukraine, les sanctions ensuite, et l’action internationale.

L’assistance à l’Ukraine

Nous avons décidé immédiatement, sur-le-champ, d’activer un soutien financier massif pour l’Ukraine. Et surtout, pour la toute première fois dans l’histoire de l’Union européenne, nous avons décidé de montrer la puissance de l’UE au travers du financement de la livraison d’armes. Nous l’avons décidé le troisième jour de la guerre déclenchée, immédiatement après un appel du président Zelensky. Nous sommes aussi, nous serons aussi au rendez-vous de l’engagement humanitaire et de l’engagement pour l’accueil des réfugiés dans la dignité.

Les sanctions

Deuxième point, ce sont les sanctions. Nous avons déclenché des sanctions sans précédent. Elles visent à toucher le cœur économique et financier du régime. Et elles font mal. Banque centrale russe, système financier, oligarques, entreprises d’État. Tous sont touchés, le rouble s’est effondré. Nous sommes prêts à prendre d’autres mesures quand ce sera nécessaire. Parce que l’objectif partagé est d’enrayer la cash-machine du régime qui finance la guerre.

L’action internationale

Sur le plan international, notre action aussi a été minutieusement coordonnée avec nos alliés et avec nos partenaires au sein du G7, au sein des Nations unies et au sein de l’OTAN.

Il fallait et il faut encore montrer que ce n’est pas une confrontation entre la Russie d’un côté et l’Occident transatlantique de l’autre. Il s’agit de montrer et de convaincre qu’il y a une large coalition anti-guerre qui défend la loi internationale. Raison pour laquelle des efforts diplomatiques, politiques tenaces sont indispensables en Afrique, en Amérique latine ou encore dans l’Indopacifique, j’y reviendrai.

Les erreurs de Poutine

En réalité, 33 jours après avoir ordonné la guerre, Vladimir Poutine obtient l’inverse de ce qu’il souhaitait.

Il pensait vaincre militairement l’Ukraine en quelques jours, et on le voit, il s’est trompé. Il pensait désintégrer le gouvernement de Volodymyr Zelensky pour le remplacer probablement par un gouvernement marionnette fantoche il s’est trompé. Il pensait sûrement diviser les Européens et récolter les fruits des graines de discorde qu’il avait semées depuis tant d’années, il s’est trompé. Il pensait sans doute ébranler l’alliance transatlantique, elle est plus solide que jamais. Là encore, il s’est trompé.

En réalité, lorsque Vladimir Poutine appuie sur le bouton “guerre”, peut-être a-t-il lui-même déclenché le point de départ de l’autodestruction de son régime.

Mais nous sommes réalistes, cela peut le rendre plus dangereux encore et cela peut durer. Mais j’ai une conviction: nous l’avons pris par surprise. Par l’ampleur de notre soutien – y compris en équipements militaires – pour l’Ukraine, par la puissance de nos sanctions financières et économiques. Probablement, il ne s’y attendait pas.

Et sans doute d’ailleurs, nous-mêmes ne pensions pas être capables d’une telle puissance. Ici encore, c’est dans l’adversité que l’Europe montre sa puissance.

Agenda de Versailles

Il y a près de trois semaines, c’est près d’ici, à Versailles, que le président Emanuel Macron a accueilli les 27 chefs d’État et de gouvernement pour un sommet européen.

Versailles, ce lieu incarne la grandeur de la France. Mais il est aussi associé à ce moment de l’histoire de l’Europe, lorsque les vainqueurs, après avoir gagné la guerre, n’ont pas réussi à gagner la paix.

Quel symbole de s’y retrouver un siècle plus tard, nous qui nous sommes tant fait la guerre, pour y construire aujourd’hui la paix, à l’heure où le sang et le conflit militaire ont ressurgi sur le sol européen.

À Versailles, il y a près de trois semaines, c’est parfaitement conscients de ce symbole, parfaitement habités par la gravité de ce moment, que nous avons pris les décisions pour accélérer l’agenda de souveraineté européen.

Dans trois sujets qui relèvent principalement des compétences nationales – énergie, défense, base économique – nous avons décidé avec les 27 chefs d’État et de gouvernement d’enclencher la vitesse supérieure en termes de coopération européenne.

Sur le plan énergétique d’abord, le paradigme est simple. Nous devons nous libérer de la dépendance aux énergies fossiles et, plus rapidement encore, de la dépendance aux hydrocarbures russes.

Des progrès majeurs sont et seront réalisés dès les prochains mois. Des décisions opérationnelles ont été confirmées il y a quelques jours, à Bruxelles, ce vendredi: on va enfin négocier des achats communs de gaz, en Européens. On va enfin mettre en place des stratégies communes de stockage européen de réserves de gaz et on va accélérer les investissements nécessaires en infrastructures, par exemple les interconnexions et les terminaux pour le gaz liquéfié.

Et on va traiter bien sûr aussi en Européens la question des hausses des prix qui impactent durement nos ménages et nos économies.

En matière de défense – on parle depuis plusieurs années de cette défense européenne – la boussole stratégique a été adoptée. Elle vise à dresser un diagnostic commun des menaces sous toutes leurs formes auxquelles nous sommes et serons confrontés à l’avenir et elle vise surtout à identifier les actions à prendre ensemble pour renforcer les capacités militaires communes.

Marchés militaires groupés, renforcement de la base industrielle, y compris dans le domaine spatial et dans le domaine cyber, force d’intervention rapide commune. Ce sont quelques-unes des mesures qui sont décidées et qui vont se développer dans les prochains mois et dans les prochaines années.

Enfin, à Versailles aussi, nous avons pris des décisions pour jeter les bases afin de solidifier le socle économique de notre Union européenne. Et nous le voyons bien, un nouveau choc d’innovation est indispensable dans le domaine climatique comme dans le domaine numérique. Les données digitales sont le pétrole de ce siècle. L’économie circulaire est le nouveau paradigme. Les matériaux critiques et les chaînes de fabrication de microprocesseurs sont des enjeux centraux.

Enfin, avant de conclure ces quelques mots, je voudrais partager avec vous trois dernières réflexions.

Les cicatrices de l’histoire

La première concerne ce que j’appelle les cicatrices de l’Histoire.

Dans les démocraties libérales, nous voyons très naturellement les droits de l’homme et les libertés qui en découlent comme des valeurs universelles, qui d’ailleurs sont inscrites dans la Charte des Nations unies.

Mais notre discours sur les droits de l’homme est souvent perçu, dans les pays tiers, comme un instrument de domination occidentale. Vladimir Poutine, comme d’autres, exploite d’ailleurs habilement, par la propagande, ce phénomène.

Cela signifie que chercher à comprendre l’Histoire, à comprendre les histoires, et leurs déboires, à mesurer les traumatismes collectifs des peuples dans le monde conduit nécessairement à mieux appréhender les postures politiques contemporaines. Et donc, à nous rapprocher de la prise de décision plus intelligente et plus pertinente.

Une confrontation aux armes inégales?

La deuxième réflexion porte sur l’attachement naturel des démocrates à la dignité humaine, et donc à la vie et à l’intégrité physique.

Les autocrates, eux, ne s’embarrassent pas de cette préoccupation – la vie humaine n’a que peu d’importance pour eux – et ils peuvent donc, avec cynisme, déployer leur hard power sur des théâtres d’opérations plus rapidement et plus facilement.

On le voit en Syrie, en Libye, au Yémen, au Mali, que ce soit au travers d’armées régulières ou même sous une forme nouvelle de privatisation de la guerre, les mercenaires Wagner ou les mercenaires syriens en sont des exemples éclairants.

En démocratie, en démocratie libérale, l’adhésion des citoyens – au travers notamment des parlements – doit légitimer nos décisions. Est-ce une faiblesse? Je ne le pense pas. Au contraire. La confiance est la base la plus durable pour la liberté et pour la paix. Chaque peuple, chaque pays est confronté à des blessures, qui sont parfois cicatrisées, mais pas toujours.

Par exemple, les pays de l’hémisphère nord échappent difficilement au voile du soupçon dans les pays qui ont subi le colonialisme. Notre discours sur les valeurs et la démocratie est souvent perçu ou présenté comme moralisateur, donneur de leçons et paternaliste.

C’est pourquoi j’explique souvent à mes amis africains que c’est sans doute, ou certainement, l’horreur des deux guerres mondiales et de l’Holocauste qui a ancré si fermement en Europe la responsabilité de promouvoir le respect de la démocratie et de la dignité humaine.

De la même manière, quand je regarde la carte de l’Union européenne, la connaissance et la reconnaissance de l’Histoire doivent nous amener aussi, en Européens, à mieux se connaître pour mieux se comprendre. Parce que c’est la clé pour le respect mutuel, pour l’intelligence et pour l’action collective.

Nous engager avec tout le monde

Enfin, troisième réflexion. Pour être une puissance, l’Europe doit engager avec le monde entier. Sans complexe et avec respect. Mais aussi avec la fermeté de nos valeurs et de nos principes, et avec la conscience de notre force économique. Que ce soit dans l’Indo-Pacifique, avec la Chine, en Amérique latine, avec l’Afrique.

Ne pas baisser les yeux s’agissant de nos valeurs fondamentales et de nos intérêts prioritaires. Chercher des terrains d’entente pour rencontrer les objectifs globaux, comme le climat ou la sécurité. Faire preuve de patience stratégique quand c’est nécessaire. Mais aussi, utiliser les circonstances et accélérer quand c’est utile. Voilà comment je conçois la manière dont l’on doit se mouvoir sur la scène internationale.

Au début de cette intervention, avec le sourire, j’évoquais mes propres années à l’université de Bruxelles et d’Amsterdam. Vous avez eu la gentillesse de rappeler quelques souvenirs très prégnants des soirées néerlandaises.

Cela dit, le monde à l’époque était, c’est vrai, très différent . On voyageait moins qu’aujourd’hui, on communiquait moins. Peut-être n’allez-vous pas me croire, mais il n’y avait pas Twitter à l’époque, ni TikTok, et pire, on n’était qu’à la Playstation 1, mon fils de 17 ans ne peut pas le croire.

Le monde aujourd’hui est interconnecté comme jamais. Nos réalités économiques, nos données numériques et nos vies humaines – on l’a vu avec la pandémie de COVID – sont intrinsèquement liées les unes aux autres.

Dans ce monde différent, la lucidité et le sang-froid sont plus indispensables que jamais. Et si j’ai un message à vous adresser aujourd’hui, c’est le suivant. Dans ce monde qui se transforme, dans ce monde qui change, il y a un impératif: c’est de ne pas se laisser guider par la peur. Cette peur que les autocrates de tous bords tentent d’injecter pour nous opposer les uns aux autres.

Au contraire, soyons habités par l’esprit des Lumières. La science et la connaissance plutôt que l’obscurantisme. La liberté de la presse plutôt que la propagande. Le respect plutôt que le rejet. La liberté plutôt que l’asservissement. La paix et la prospérité plutôt que la guerre et le déclin.

C’est ça, l’agenda renouvelé à Versailles. C’est ça, la promesse européenne. C’est ça, la promesse des Pères fondateurs. C’est ça qui doit être l’engagement de notre et de votre génération!

Non pas l’Europe qui subit, mais l’Europe qui entreprend, l’Europe qui agit. Soyons fiers d’être Européens. Je vous remercie.

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